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Spinoza : Les illusions de l'homme

«L’ homme n’est pas un empire dans un empire»: autrement dit, il n’est pas indépendant de l’empire de la nature; il est au contraire étroitement déterminé par les enchaînements nécessaires qui la régissent. À la lumière de ce principe, Spinoza entreprend de dissiper quelques illusions tenaces, qui empêchent l’homme de prendre une conscience lucide de lui-même.

1. L’ordre de la nature

A. «Deus sive Natura»

Les êtres finis, limités, ne sont pas la cause de leur propre existence, ils sont causés par autre chose. Mais on ne peut remonter indéfiniment de cause en cause: il existe un être infini, illimité, qui cause tous les autres et est cause de lui-même. C’est la «Substance». Spinoza l’appelle Dieu ou la nature.

Une pâquerette n’est pas cause de son existence, ni le jardin, ni la Terre, ni la galaxie. La cause première est la nature elle-même, en qui et par qui toutes ces choses limitées sont. Rien n’existe en dehors de Dieu, tout est en lui, il forme avec ses effets, ou modifications, un tout, le Tout. Tout est en Dieu: le spinozisme est un panthéisme (pan: tout; Theos: Dieu).

Tout découle de Dieu selon une nécessité absolue, à la manière dont les propriétés du triangle dérivent de l’essence du triangle. Dieu n’a donc pas «choisi» de créer le monde, il est à l’égard de toutes choses finies (ou «modes») comme le triangle à l’égard de ses propriétés dérivées – elles sont une suite nécessaire de sa propre nature, ne peuvent pas ne pas être.

B. Nécessité et liberté

Il n’y a dans le monde aucune contingence; tout ce qui est découle du nécessaire enchaînement universel des causes; rien de ce qui est ne pouvait être autrement. Nous croyons souvent le contraire, mais c’est par ignorance des causes.

Ainsi le libre arbitre, faculté prétendue d’agir sans y être déterminé, est-il une illusion*. Les hommes se croient libres parce qu’ils sont conscients de leurs actions et de leurs désirs, et ignorants des causes qui les déterminent à vouloir.

On ne doit cependant pas confondre le libre arbitre, qui n’existe pas, avec la liberté: est libre ce qui agit en n’étant déterminé que par soi-même, suivant la seule nécessité de sa propre nature. Est contraint ce qui agit, ou plutôt «est agi» par des causes extérieures, déterminé par une nécessité étrangère. La liberté, c’est la nécessité intérieure, la contrainte, c’est la nécessité subie. À proprement parler, seul Dieu, ou la nature, est libre: infini, limité par rien mais comprenant tout, il ne subit aucune contrainte. L’homme, partie de la nature, ne peut jouir d’une telle liberté; mais nous verrons qu’il est capable de limiter l’emprise de la nécessité extérieure sur lui.

C. L’illusion finaliste

La croyance au libre arbitre conduit à une illusion majeure: nous imaginons que les fins, objets de nos désirs (par exemple découvrir le désert), sont les causes uniques de nos actes (partir), alors qu’elles ne sont que des effets nécessaires de causes antécédentes (souvenir inconscient d’un livre d’images sur le désert).

Nous projetons cette illusion sur la nature entière: tout ce qui arrive serait l’effet d’un projet divin; nous devrions ainsi craindre ou louer la providence, et, négligeant les explications physiques, rechercher des explications morales aux cataclysmes, aux maladies, en invoquant la volonté de Dieu, cet «asile de l’ignorance».

Ces superstitions naissent en effet de l’ignorance de l’ordre réel de la causalité. Car, en fait, tout arrive non pas en vertu d’un projet, mais selon l’ordre mécanique des causes efficientes. Ce n’est pas pour voler que les oiseaux ont des ailes, c’est parce qu’ils en ont qu’ils peuvent voler. Dieu ne souhaite rien, n’a pas de désir - ce serait supposer en lui le manque!

C’est notre limitation qui crée le désir, et notre ignorance qui nous fait croire que l’indétermination est une perfection. En les attribuant à Dieu, nous le figurons à l’image de l’homme. C’est de l’anthropomorphisme.

2. L’étendue et la pensée

A. Les attributs de Dieu

La Substance, Dieu ou la nature, se manifeste sous une infinité d’«attributs», qui sont ses manières d’être. Nous n’en connaissons que deux: l’étendue (la matière) et la pensée.

Ce ne sont pas deux substances différentes, séparées, mais deux expressions distinctes d’une même substance. Il y a un parfait parallélisme entre les deux, fondé sur une unité fondamentale; l’un n’agit pas sur l’autre, mais tout ce qui se passe dans l’un a son correspondant dans l’autre. Expliquons cela.

B. L’âme et le corps

Comme «partie» de la Substance, l’homme peut être considéré doublement: du point de vue de l’étendue, il est un corps; du point de vue de la pensée, il est une âme. L’âme, comme toute partie de la pensée, est une idée, l’idée de quelque chose d’étendu, ici l’idée du corps. Tout ce qui arrive dans le corps a son correspondant dans l’âme: ainsi un certain état matériel de l’estomac se traduit, s’exprime dans la pensée comme sentiment de faim. Ce ne sont pas deux choses différentes, mais deux expressions d’un même état.

L’énigme cartésienne de l’union de l’âme et du corps est ainsi «résolue». Âme et corps ne sont pas deux substances incommunicables, mais une même réalité – l’homme – vue de deux points de vue différents. Tout état de l’homme est simultanément mouvement dans le corps et idée dans l’âme. Il n’y a pas d’action réciproque âme-corps, mais action d’un seul être qui est âme et corps.

C. Les genres de connaissance

Pour l’âme il y a trois manières de connaître les choses: l’opinion, le raisonnement, l’intuition.

À la source du premier genre de connaissance, il y a d’abord l’ouï-dire, par quoi nous «connaissons» par exemple notre date de naissance, sans vraie certitude. Puis vient la connaissance sensible, ou par l’imagination*. Par elle nous ne saisissons que des faits, sans connaître leur cause.

Puisque nous atteignons les faits par l’intermédiaire des modifications de notre corps, au hasard de ses rencontres, l’expérience sensible nous en apprend autant, sinon plus, sur l’état de notre corps que sur l’essence des choses elles-mêmes.

Cette connaissance est relative à notre situation, à notre limitation; elle n’est qu’une accumulation de faits, isolés de leurs raisons. Ainsi, lorsque nous percevons une chose isolément des raisons qui l’expliquent, hors de l’ordre de la nature, nous en avons une idée inadéquate.

Le deuxième genre de connaissance procède par le raisonnement, qui est la connaissance des choses par leur cause: je connais réellement ce qu’est le cercle lorsque je sais qu’il est la figure engendrée par la rotation de l’extrémité d’un segment autour de l’autre extrémité.

Lorsqu’une chose est ainsi connue par sa cause réelle, et que l’on peut se la rendre intelligible par la seule force de la pensée, sans la recevoir de l’extérieur comme un fait brut, inexpliqué, relatif à notre point de vue limité, on dit que l’on en a une idée adéquate. On connaît alors les choses comme Dieu les connaît, absolument.

Le troisième genre est l’intuition immédiate, sans la médiation d’un raisonnement. On saisit la chose en elle-même, dans son lien direct avec Dieu, qui la produit.

D. L’erreur et l’illusion

L’idée vraie est à elle-même son propre signe. Son évidence suffit à nous la faire connaître comme vraie. Et seule la vérité donne une pleine et entière certitude. Mais d’où vient l’erreur par quoi nous tenons pour vrai ce qui ne l’est pas?

La théorie spinoziste de l’erreur s’oppose à celle de Descartes. Le jugement n’est pas le fait de deux facultés indépendantes, la volonté venant donner librement son assentiment à ce que lui proposerait l’entendement. Non, c’est l’idée elle-même qui s’affirme en nous, à proportion de sa clarté: l’erreur n’est pas une faute de la volonté, mais une simple imperfection de l’idée.

Si j’affirme que le soleil est grand comme une assiette, où est l’erreur? Non pas dans l’idée que j’ai, mais dans l’absence de l’idée de la vraie distance. Il n’y a rien de positif dans l’erreur. C’est une simple privation. En effet, que le soleil apparaisse, depuis la terre, et pour nous, grand comme une assiette, cela est vrai, et explicable par les lois de l’optique et de la physiologie. L’erreur consiste seulement à prendre cette idée, qui a quelque chose de vrai, pour celle de la vraie distance. L’apparence n’est pas fausse en soi, mais partielle; il faut l’interpréter.

Notons qu’une fois acquise l’idée de la vraie distance, l’erreur se dissipera, mais l’apparence subsistera. C’est ce qui distingue l’illusion* de l’erreur: quand bien même on n’en est plus la victime, elle demeure; le soleil continuera d’apparaître grand comme une assiette.

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