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Kant : Penser : La Critique de la raison pure

En délimitant le champ de ce que nous pouvons connaître, Kant délimite aussi celui de ce que nous ne pouvons connaître; en montrant pourquoi mathématique et physique sont des sciences, il montre pourquoi la métaphysique* n’en est pas une. Reste à l’examiner dans le détail, selon le principe de la différence entre penser et connaître. Les éléments de la connaissance sont: un concept et une intuition correspondant à ce concept; ce que je pense (concept), il faut aussi le voir (intuition) pour le connaître. Cependant, ma pensée peut fort bien s’exercer sans intuition correspondante; je puis penser ce qui n’a pas place dans une expérience possible. Penser un objet, connaître un objet, ce n’est pas la même chose. Les objets de la métaphysique ne sont pas des objets d’expérience sensible: l’âme, le monde en sa totalité, Dieu ne sauraient tomber sous l’expérience. La métaphysique n’est pas une science; en ce domaine, dit Kant, «je dus abolir le savoir pour faire place à la foi».

1. La métaphysique générale

A. Croire et savoir

La croyance est l’acte subjectif de tenir pour vrai; si c’est pour des raisons objectives, on l’appelle conviction; pour des raisons subjectives seulement, persuasion. La pierre de touche de la croyance est donc dans l’objet, sur lequel chacun s’accorde. Seule la conviction est communicable de droit; la persuasion, il faut la garder pour soi.

La conviction comporte trois degrés: l’opinion, la foi, le savoir. L’opinion est consciente de son insuffisance subjective et objective; la foi est consciente d’être subjectivement ferme, mais objectivement insuffisante; le savoir est conscient d’être subjectivement et objectivement certain. En mathématiques, il n’y a de place ni pour l’opinion ni pour la foi; en métaphysique, il n’y a de place que pour la foi, qui est une forme de modestie de la raison, en même temps qu’une absolue confiance intime. La foi ne sert pas à prouver l’existence des objets de la métaphysique; mais les objets de la métaphysique peuvent se réfugier dans la foi, à défaut de faire partie du savoir. La morale, en revanche, contraint chacun à croire, pour soi-même, à la liberté, à une vie future et à l’existence d’un Dieu: ce sont les postulats de la raison pratique.

B. L’ontologie de l’entendement

En recherchant les caractères les plus généraux des choses, l’entendement tente de répondre à la question: qu’est-ce qu’un objet en général? Il est tenté de prendre alors pour des caractères de l’objet lui-même ce qui n’est que les conditions sous lesquelles nous pensons nécessairement tous les objets. Parce qu’il ne sonde pas au préalable les titres de ses prétentions, l’entendement procède dogmatiquement.

Les catégories ne sont pourtant pas les chapitres d’une ontologie. Nous comprenons les choses à l’aide de certains concepts, qui sont la voie unique par laquelle nous les pensons. Pourtant, nos concepts ne déterminent pas les choses telles qu’elles sont en soi, mais seulement pour nous.

C. La métaphysique de la raison

Kant distingue l’entendement de la raison. L’entendement est le pouvoir que nous avons de comprendre les choses que nous sentons, c’est-à-dire de mettre en relation un concept et une intuition. La raison est ce qui en nous recherche un absolu; c’est le pouvoir de remonter la série des causes, la série des fondements ou la série des êtres jusqu’à trouver le repos dans une cause première, un fondement originel, un être absolument nécessaire.

Nous pouvons bien avoir en nous la volonté de trouver de tels inconditionnés; notre raison peut bien exiger que notre recherche des conditions des choses, qui à leur tour ont des conditions, etc., s’achève par la découverte d’un inconditionné, cela ne signifie pas pour autant que de telles conditions existent. L’expérience ne nous livre aucun inconditionnel; nous ne pouvons donc avoir la connaissance d’aucun être inconditionné, même si notre raison semble en requérir impérativement l’existence: la raison est donc grevée d’une illusion fondamentale.

Pourtant, cette illusion n’est pas le but naturel de la raison, qui n’est pas la faculté de l’illusion. Elle joue en effet un rôle important dans la recherche scientifique, en la guidant, et en systématisant ses résultats. Le biologiste fait comme s’il pouvait prouver l’existence de Dieu par l’ordre du monde: ainsi classe-t-il les animaux en espèces et en genres. D’une part, la raison le pousse à chercher, et l’aide à trouver: c’est son rôle heuristique. D’autre part, elle a pour fonction de systématiser les connaissances: c’est son rôle régulateur.

2. La métaphysique spéciale

A. L’âme

Un mauvais usage de la raison entraîne des illusions qui, résidant en sa nature même, sont inévitables. On peut donc bien se garder d’y croire, mais on ne saurait les dissiper. Ainsi en va-t-il des démonstrations de l’immortalité de l’âme par la psychologie rationnelle. Il nous est difficile de croire que nous puissions cesser de penser un jour; la pensée nous semble permanente. Nous ne pouvons nous imaginer non plus qu’elle se dissolve en parties, comme la matière qui se décompose, puisqu’elle n’a pas de parties, et consiste en cette simple activité: la pensée. Enfin, puisque nous en avons conscience séparément du corps, et que nous avons l’expérience qu’elle s’exerce indépendamment de lui, elle ne doit pas disparaître avec lui.

Je suis, c’est incontestable; mais de cette proposition «je suis», je ne puis pas tirer autre chose, c’est une conscience très pauvre, à peine une connaissance. C’est là, dit Kant, tout le texte de la psychologie rationnelle. Je sais que je suis, mais je ne sais pas ce que je suis; je ne peux donc, à partir de cette seule certitude, tirer aucune connaissance supplémentaire, comme savoir si je suis une substance, simple et permanente, qui dure au-delà de la mort et ne se dissout jamais.

B. Le monde

La cosmologie rationnelle est une prétendue connaissance du monde indépendante de l’expérience. Elle cherche à décider de quatre questions:

  1. Le monde a-t-il ou non un commencement dans le temps et des limites dans l’espace?
  2. Y a-t-il en lui de la matière absolument simple, qui ne se décompose pas en parties?
  3. Tout phénomène est-il déterminé par une cause, ou y a-t-il des causes libres?
  4. L’existence du monde dépend-elle de celle d’un être absolument nécessaire?

La raison cherche ici des preuves en s’appuyant sur ses propres lois, puisqu’elle ne peut reposer sur l’expérience; mais sur chacune des questions, elle trouve deux preuves de sens contraires: c’est ce que Kant appelle antinomie de la raison pure. La raison se contredit-elle?

  1. Si le monde avait un commencement dans l’espace ou dans le temps, il faudrait qu’il soit entouré de vide et précédé d’un temps vide: mais un espace ou un temps vides, c’est encore de l’espace ou du temps; à l’inverse, comment concevoir une histoire totale du monde, puisqu’elle n’a jamais commencé, et un ensemble complet de sa matière, puisqu’il n’a pas de frontière, et ne peut se refermer sur un tout? Dire que le monde n’a pas d’histoire, ou n’est pas un tout, c’est dire qu’il n’y a pas de monde!
  2. Si l’on divise la matière à l’infini, c’est qu’il n’y a pas d’élément simple, et que tout est composé; mais s’il n’y a pas d’élément simple, comment pourrait-il y avoir un composé? À l’inverse, il n’y a pas d’élément simple dont on ne puisse imaginer une partie plus petite.
  3. Si tout événement a sa cause, qui a sa cause à son tour, etc., à l’infini, c’est qu’il n’y a pas de première cause; mais s’il n’y a pas de première cause, comment peut-il y avoir tout ce qui la suit? À l’inverse, comment supposer une cause libre, qui ne soit pas déterminée par une autre cause à être et à agir, puisque tout effet a sa cause?
  4. Enfin, tous les changements du monde ont une condition de leur existence, qui à son tour a une condition, etc; il n’y a donc pas de première condition. Mais à l’inverse, s’il n’y a pas de première condition, qui n’ait pas de condition, mais soit absolument nécessaire, comment tout ce qui est conditionné pourrait-il exister?

Il n’y a d’antinomies de la raison que parce que nous prenons les conditions de notre compréhension des choses pour les conditions de leur existence; nous ne pouvons pas ne pas chercher un commencement de série, mais nous ne pouvons nous empêcher de lui chercher à son tour un commencement. Ce sont des lois de notre entendement; le conflit se dissipe si l’on cesse de prendre les conditions de notre compréhension de l’expérience pour des conditions de l’expérience.

C. Dieu

Il y a, selon Kant, trois espèces de preuve de l’existence de Dieu. La preuve ontologique part de la définition de Dieu comme d’un être tout-puissant: puisqu’il est tout-puissant, il existe nécessairement. La preuve cosmologique part de l’existence d’un être absolument nécessaire, inconditionné, qui ne peut être selon elle que Dieu. La preuve physico-théologique enfin, la plus respectable selon Kant, va de l’ordre du monde à l’idée de Dieu comme son créateur intelligent et sage.

Elles sont toutes nécessaires aux yeux de la raison, et je ne peux pas ne pas penser ainsi; mais aucune n’est probante, puisque ma pensée n’impose pas sa nécessité aux choses.

La raison ne saurait donc étendre par ses seuls moyens le champ de la connaissance humaine; puisqu’elle n’a pas d’usage théorique, si ce n’est son rôle régulateur et heuristique, il lui reste le champ de la pratique, que doit examiner le second grand ouvrage de Kant: la Critique de la raison pratique.

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