Hegel : Le savoir philosophique
Le grand impératif de la philosophie des Lumières est «penser par soi-même»: pour Hegel, c’est aussi
évident que de commander de manger par soi-même; personne ne peut manger par autrui, pas plus que penser
par autrui. Aux yeux de la conscience commune, le savoir apparaît comme une cime élevée et inaccessible;
aux yeux du savoir le plus haut, la conscience commune n’a aucune valeur. Pour la conscience, la science
est fausse et pèche par abstraction; pour la science, c’est la conscience qui est fausse, et pèche par
simplisme. La conscience ne saurait détenir la vérité sans la science, et la science demeure vide sans
la conscience: la science exige de l’individu qu’il s’élève à l’éther du savoir, l’individu a le droit
d’exiger en retour de la science qu’elle lui concède l’échelle qui y mène. Le contenu de la science
philosophique, ou science du savoir, c’est précisément la connaissance des progrès de la conscience
jusqu’à la science, indispensable pour que la conscience ne se limite pas à répéter les formules,
vides de sens pour elle, d’un savoir qu’elle ne comprend pas, et dont l’apprentissage direct la fait,
selon Hegel, marcher sur la tête.
1. Le progrès de la conscience vers le savoir
A. Exposition et résultat
La zoologie est la science de tous les animaux; cependant, lorsque l’on sait ce que l’on entend par
«tous les animaux», on n’en est pas pour autant zoologue. Une science ne tient pas dans sa formule ou
son résultat, mais dans son exposition.
C’est un préjugé très répandu que la philosophie pourrait se contenter des résultats, qu’elle pourrait
s’exposer tout entière dans quelques formules. Pourtant, une formule philosophique générale donnée telle
quelle n’a aucun sens: la proposition «Dieu est l’être», par exemple, n’a aucun sens, donc aucune vérité,
sans exposition de ce que l’on entend par là, sans recours à l’expérience de la conscience à laquelle on
s’adresse. Les termes philosophiques généraux comme «divinité», «substance», «absolu», ne forment pas un
savoir immédiat, mais requièrent l’exposition du chemin qui mène à eux.
Le résultat d’une recherche n’est donc pas le tout effectivement réel du savoir, il l’est seulement
dans la mesure où il est lié à cette recherche et l’exprime. Le savoir philosophique, moins que tout
autre, n’est pas un savoir immédiat, mais s’accomplit par la médiation d’une exposition du chemin à
accomplir depuis les préjugés de la conscience jusqu’aux principes de la science.
B. La «phénoménologie de l’esprit»
C’est donc une partie essentielle du savoir que le chemin qui y mène; la vérité comprend en elle-même
le chemin qui mène à elle. La première figure de la conscience qui s’imagine détenir la vérité, c’est
la «conscience sensible», pour laquelle est vrai ce qu’elle saisit immédiatement et directement comme
objet des sens. De la conscience sensible au savoir absolu, c’est un chemin long et pénible pour le
savoir, émaillé d’expériences diverses qui ne forment une succession nécessaire qu’au point de vue du
savoir absolu.
Chaque étape par laquelle la conscience passe est une figure de la conscience qui est certaine de détenir
le vrai. Il faut cependant distinguer certitude et vérité: la certitude est une croyance immédiate, la vérité
est ce qu’il en advient à l’expérience. Chaque expérience de la conscience est pour elle un échec: la conscience
sensible fait l’expérience de ce que le sensible immédiat est douteux, que le tenir pour critère du vrai est
contradictoire. Sans s’en apercevoir, la conscience qui croit avoir tout perdu avec son critère du vrai se
convertit en une nouvelle figure de la conscience, qui tombera à son tour sous la contradiction: le progrès
vers le savoir absolu, c’est-à-dire le savoir en lequel coïncident absolument certitude et vérité, est pour
la conscience un chemin du doute et du désespoir.
La science philosophique n’a d’autre contenu que la connaissance du chemin qui parvient jusqu’à elle. Le
philosophe n’est pas celui qui stigmatise les choses, les qualifie du haut de tel savoir qu’il détiendrait,
on ne sait d’où d’ailleurs; le philosophe est cet esprit humble qui contemple sans intervenir le lent développement
interne de la chose même qu’il étudie, et laisse progresser et se redéployer en lui-même les figures successives
du savoir.
La science de l’expérience de la conscience s’appelle phénoménologie de l’esprit. Phénoménologie parce
que chaque figure est un phénomène ou une apparence de vérité; esprit parce que l’esprit est la réalité
la plus haute, celle qui est au fond de toutes ces expériences et que la conscience découvre peu à peu en
elle-même.
C. La vérité philosophique
La conscience commune s’imagine que les systèmes philosophiques s’opposent les uns aux autres, pour
autant que l’un serait vrai et l’autre faux. Elle ne les voit pas comme des développements progressifs
de la vérité, à la façon dont se développe un arbre: il serait absurde en effet de dire que le bouton,
qui disparaît dans l’éclosion de la fleur, est réfuté par la fleur.
Le sens commun croit détenir immédiatement le savoir philosophique: chacun pourrait philosopher sans
apprentissage, dans la mesure où nous détenons tous immédiatement le critère de mesure du vrai: la raison.
Autant dire que chacun pourrait être cordonnier, parce que tout le monde a des pieds, critère de mesure de
la chaussure! Le sens commun est un «très bon» succédané de la philosophie, dit Hegel, de même que la chicorée
est un «très bon» succédané de café.
2. Le savoir spéculatif
A. L’entendement
Une réalité se présente, extérieure à mon esprit: sa tâche est de la connaître, de la comprendre, de la
penser. La nature de cette réalité englobe une plénitude de caractéristiques différentes: l’objet est concret.
La concrétude d’un objet, en effet, c’est sa richesse; l’abstraction d’un objet, c’est sa pauvreté. Le triangle
tracé sur le sol est concret, il semble que sa description pourrait s’étendre sans fin (il a une épaisseur, une
dimension, un lieu, une durée de vie, etc.); le triangle en idée de la géométrie, au contraire, est abstrait, il
n’a qu’un nombre limité de caractéristiques, toutes géométriques.
La première tâche de l’esprit face aux choses concrètes est l’analyse; elle incombe à l’entendement. Il
s’agit de faire entrer le coin de l’esprit dans la texture compacte de la chose, de séparer les caractéristiques,
de classer les propriétés: l’entendement est une force destructrice qui dénoue la solidarité des déterminations
de la chose, et dissout cette dernière en éléments indécomposables. L’entendement permet seul de comprendre; mais
c’est une force d’abstraction, c’est-à-dire de séparation et d’appauvrissement simultané des déterminations de la
chose.
L’entendement pense abstraitement: au lieu de s’en tenir à la nature complexe, à la fois une et diverse,
de la chose – la pierre est blanche-ronde-dure-froide-lourde… –, il parle de qualités générales abstraites:
blancheur, rondeur, dureté, froideur, lourdeur, etc. Où se tient la chose réelle, existante, derrière ces
qualités séparées les unes des autres? L’entendement ne pense que par opposition: il oppose les déterminations
de la chose les unes aux autres – blancheur et dureté, par exemple, sont comme des choses dans la chose.
L’entendement ne détient pas la réalité des choses, mais la dénature: il est extérieur à la vérité, comme
il est extérieur à la chose.
B. La dialectique négative
La pensée abstraite de l’entendement est unilatérale: elle ne pénètre ni n’exprime la totalité de
la chose même, mais restitue un nombre indéterminé de points de vue sur elle. L’entendement ne peut
aboutir qu’à des points de vue, c’est-à-dire à un savoir relatif, jamais à un savoir absolu.
C’est la multiplicité des points de vue bornés sur la chose qui donne lieu à la contradiction indépassable;
il n’y a pas de débat sans points de vue, pas de points de vue sans entendement. C’est dans la mesure exacte où
il s’enferme dans un point de vue que l’entendement s’éloigne de la réalité de la chose même, s’enfonce dans le
faux et suscite de lui-même son opposition: c’est la dialectique négative*, qui peut aussi bien opposer deux
individus qu’un individu à lui-même.
C. La pensée spéculative
La chose concrète est une unité de déterminations différentes. L’esprit humain s’y rapporte d’abord sur
le mode de l’intuition: la chose est là, avec toute sa richesse, extérieure à l’esprit. L’entendement
décompose la représentation de la chose en représentations élémentaires abstraites qui s’opposent les
unes aux autres. Enfin, l’esprit s’empare conceptuellement de la chose: c’est la pensée spéculative.
Au lieu de se rapporter immédiatement à la chose présente dans les sens pour la connaître, au lieu de
la saisir par la médiation de représentations abstraites, la pensée spéculative recompose en elle-même la
vie de la chose dans toute sa richesse. La pensée spéculative n’agit pas sur des représentations au sens
d’images conceptuelles statiques et abstraites, mais sur une représentation (au sens théâtral) comme
déroulement des qualités d’une chose, circulation des déterminations les unes dans les autres; l’attitude
philosophique consiste à vivre intérieurement la richesse de la chose.
L’entendement, qui est la seule pensée à laquelle peut s’élever le sens commun, est une pensée abstraite;
au contraire, la pensée spéculative est la pensée la plus concrète, puisqu’elle exprime toute la richesse des
qualités de la chose sans les séparer. Le philosophe ne pense pas sur les choses, mais dans les choses, ou
plutôt, l’esprit du philosophe est le lieu où l’objet se pense lui-même.
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