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Bergson : La durée

Bergson a minutieusement décrit le temps tel que nous en vivons l’action permanente: la durée. Vivre, c’est durer; c’est dire si la durée est un concept fondamental. Des contresens inévitables en masquent la nature, que seule l’intuition peut nous révéler. Une détermination exacte de la durée doit dissoudre bien des faux ­problèmes en philosophie, comme celui de la liberté.

1. La durée: choses et progrès

A. Le temps et la durée

Le temps se distingue de la durée. Abstrait, il n’est qu’une succession d’instants extérieurs les uns aux autres qui se juxtaposent comme des cases vides identiques où viennent se loger les événements. Le temps est, comme l’espace, un milieu homogène; les instants ne se distinguent que par l’ordre.

Ce concept ne convient pas à la réalité de notre vie psychologique, déroulée au contraire dans la durée. Un moment vécu n’est jamais le même qu’un autre; chaque moment est plus riche puisqu’il est gonflé de tous les précédents. Ils ne sont pas séparés, mais se prolongent les uns dans les autres.

La durée, fuyante, n’offre aucune prise à l’intelligence humaine; c’est pourquoi elle la stabilise comme temps en la projetant sur une ligne. La science prend la durée, qui s’accumule, pour le temps, qui glisse sur les choses inertes sans les pénétrer: en tombant, la pierre est la même à tout instant, mais l’homme ne vit jamais deux fois la même chose.

B. L’espace et le langage

C’est de l’espace que s’inspire le concept du temps sur lequel le sens commun et la science s’appuient: comprendre le temps, c’est le représenter par une ligne dans l’espace. Car l’espace* est un milieu homogène et extérieur, qui symbolise notre action sur les choses: c’est le moyen que l’intelligence, pragmatique, se donne de quadriller l’étendue* concrète pour la maîtriser.

L’espace est une tentative de cristalliser les chan­gements en états fixes, pour avoir prise sur eux. Au mouvement réel en train de ­s’accomplir, l’intelligence substitue la suite des positions, fixes, du mobile, et se rend ainsi incapable de comprendre le mouvement.

Le langage est pétri d’espace: nous délimitons et fixons des choses en les nommant, les juxtaposant et les simplifiant. L’âme n’est pas comme une bulle qui renferme des parties, ses sentiments. Les nuances quali­tatives de la durée sont inexprimables dans des termes généraux; ses noms ne sont pas taillés à la mesure de la singularité des moments de la durée.

2. Les problèmes de la liberté

A. Le déterminisme

Le déterminisme affirme qu’il n’existe pas d’acte libre, mais que tout acte est strictement réductible au jeu de causes extérieures, comme tout mouvement l’est au jeu des atomes. C’est la doctrine naturelle de l’intelligence, pour qui un acte qui ­n’aurait pas de cause est incompréhensible.

Le déterminisme physique suppose que tout mouvement de la volonté est déterminé par un mouvement correspondant des atomes dans le ­cerveau. Le déterminisme psychologique suppose que toute volonté est déterminée nécessairement: qui connaîtrait parfaitement la vie et le caractère d’un homme prévoirait infailliblement ses actions.

C’est supposer que les états d’esprit, sentiments et pensées sont comparables à des atomes. C’est projeter la vie psychologique dans l’espace; c’est faire abstraction de la nature de la durée.

B. La durée et l’action libre

Lorsqu’une alternative se présente, nous n’oscillons pas entre deux choix, comme une balle est renvoyée d’un camp à l’autre; nous prenons un parti, puis l’autre; à chaque fois, notre décision évolue, s’enrichit, mûrit enfin. Je ne suis plus le même après avoir pris un parti une fois déjà, puis l’autre; j’apprends et me souviens.

L’acte s’accomplissant est gros des délibérations qui l’ont précédé; chaque acte de notre vie est gros de notre vie même. Pourtant, nous agissons souvent mécaniquement, comme si l’habitude agissait pour nous. Parfois, rarement, un acte exprime tout entier ma personne et mon histoire. Entre acte mécanique et acte personnel s’étendent tous les degrés de la liberté.

Je m’enrichis de souvenirs; la totalité de mon histoire, c’est mon moi le plus profond. De lui émanent des actes libres, comme sur le moi le plus superficiel ricochent des effets mécaniques. Durer, c’est être un moi; durer, c’est avoir une mémoire.

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