Les fleurs du mal
1:Le projet poétique
Les Fleurs du mal se proposent de « retracer l’histoire des agitations spirituelles
de la jeunesse moderne » à travers l’âme exemplaire de leur auteur. Le titre original,
Les Lesbiennes, célébrant la sensualité et ces « Femmes damnées », qui furent condamnées
encore par un tribunal bourgeois et imbécile, semblait sans doute trop nouveau à Baudelaire
même. Après avoir songé aux Limbes, aux relents catholiques ou socialistes, l’auteur opta
pour le titre définitif, qui, par une alchimie singulière, prétendait tirer Les Fleurs du
mal.
Le recueil paru en 1857 compte cent poèmes, chiffre de perfection, et cinq parties : « Spleen
et Idéal », « Fleurs du mal », « Révolte », « Le Vin », « La Mort ». La nécessité de remplacer
les pièces condamnées pour rétablir l’équilibre de l’architecture, conduit l’auteur à rajouter
des poèmes nouveaux et une partie intitulée « Tableaux parisiens » dans les éditions ultérieures.
La composition d’ensemble décrit apparemment le trajet d’une âme torturée qui finit par sombrer :
une lente et sublime agonie, une descente aux enfers sans fin.
2:Spleen et idéal
La partie intitulée « Spleen et Idéal » est de loin la plus longue du recueil. L’Idéal, c’est
la Beauté, dont la femme adorée semble parfois l’incarnation en ce monde sensible. Mais il est «
dans l’azur comme un sphinx incompris », et qui plus est, inaccessible. L’idéal, bien souvent,
renvoie à la jeunesse du poète, ou de l’humanité : c’est « le vert paradis des amours enfantines »,
ou l’époque révolue d’une Nature avant la Chute. Cet Éden rêvé fait ressortir la laideur et la
médiocrité du monde contemporain, qui provoque par contraste le spleen du poète. Ce mot d’origine
anglaise est la forme que prennent chez Baudelaire la mélancolie et le mal du siècle. Obsession,
ennui, angoisse face à la fuite du temps, horreur et désir face au sexe, goût du néant, en sont les
ordinaires manifestations. Le spleen est en définitive le sentiment existentiel de la finitude de
la condition humaine.
3:Le poète et l'art
Lorsque le poète n’est pas submergé par le spleen qui l’obsède, il tente d’accéder par ses vers
à l’éternité de l’idéal. Mais il est toujours un être élu et maudit à la fois, semblable en cela à
l’albatros : ce roi de l’azur, sublime dans les airs, semble « comique et laid » parmi les hommes,
sur le pont du navire. Néanmoins, le poète est une figure de médiateur. Il comprend les correspondances
secrètes de l’univers, qui unissent les sensations entre elles. Il est encore, dans « Élévation »,
celui « Qui plane sur la vie, et comprend sans effort/ Le langage des fleurs et des choses muettes ! »
La figure du poète, « C’est un phare allumé sur mille citadelles », qui rend hommage au Seigneur.
« Soyez béni, mon Dieu », déclare Baudelaire, dès le premier poème du recueil, où il ajoute avec
foi : « Je sais que vous gardez une place au Poète/ Dans les rangs bienheureux des saintes Légions. »
4:La femme et l'amour
La mythologie personnelle de Charles Baudelaire prend chair quand il évoque la femme. Elle est pour
lui, par nature, « abominable ». Mais, parée de bijoux, la chevelure parfumée, elle est l’idole d’un
culte fort ambigu de la part de l’auteur. Il lui rend grâce de ses charmes, et cet amour, spiritualisé,
donne parfois même lieu à une mystique salvatrice, mais il reste en général entaché par le soupçon du
péché et de la damnation. Outre les lesbiennes qui peuplent ses fantasmes, trois femmes, principalement,
constituent la constellation érotique et poétique de Baudelaire : Jeanne Duval, la mulâtresse, la Vénus
noire, est l’amour sensuel, « Le Serpent qui danse », « Le Vampire », la « belle ténébreuse », la femme
exotique pour laquelle il se damnerait. À l’opposé se trouve Apollonie Sabatier, « l’Ange gardien, la
Muse et la Madone », « Harmonie du soir » et « Aube spirituelle » à la fois. Entre ces extrêmes se situe
Marie Daubrun, « la fille aux yeux verts », la plus ambiguë des trois. Il n’est pas malaisé de pressentir
le rôle d’amante, de mère et de sœur, que le poète, consciemment ou non, tente de leur assigner.
5:L'art de la transgression
Sous une forme apparemment assez sage, sonnets* nombreux et réguliers, alexandrins superbes, quatrains
à rimes riches ou suffisantes, Baudelaire présente une pensée subversive, que les censeurs ne lui
pardonneront pas. En des vers exquis, il chante la puanteur infecte d’« Une Charogne », le meurtrier
odieux dans « Le Vin de l’assassin », il s’enchante de la splendeur érotique des femmes damnées, du
vin, du « Reniement de saint Pierre », et des blasphèmes hardis qu’il prononce dans « Les Litanies de
Satan ». Cette audace libératrice n’est pas la moindre des qualités de Baudelaire, obligeant une société
sclérosée à réviser, peut-être, ses catégories éthiques et esthétiques.
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